Extrait de « Histoire d’une famille de la Chevalerie Lorraine », Tome 2, p. 224.

Par le Comte de LUDRES

Catherine de Ludres ayant réglé, comme il convenait alors, l’éducation et la carrière de ses enfants, entreprit une affaire de la plus haute importance pour la maison de Ludres. Il fallait l’audace, l’esprit de suite et la rare intelligence de Mme de Ludres pour aborder une tâche semblable. Les circonstances au reste, s’y prêtèrent. Veuve, elle n’eût pas été autorisée par un conseil de famille à des actes aussi insolites ; mais elle avait la procuration générale d’un mari qui n’était point reconnu officiellement comme incapable ; c’était donc en son nom et sous son couvert qu’elle agissait.

En 1752, la marquise de Bayon, comtesse de Ludres, fit acheter par Charles-Louis de LUDRES, son mari, le comté de Guise, pour la somme de quatre cent douze mille francs de France. Guise était un gros bourg situé sur le Madon à cinq lieues de Nancy et à huit kilomètres de Richardménil, de l’autre côté de la Moselle. Le village s’appelait jadis Acraignes. Il avait appartenu à divers seigneurs du duché, aux Lucy, aux Salm, aux Pfaffenhoffen. Ce fief était devenu, par suite d’un héritage, la propriété de la famille d’Haraucourt et comme cette illustre maison s’éteignit dans celle de Bissy, c’était le marquis de Bissy qui, par sa mère, née Haraucourt, possédait Acraignes en 1718.

Une branche cadette de la maison de Lorraine, celle d’Elbeuf-Harcourt, fixée depuis longtemps en France, voulut faire un établissement en Lorraine. Anne de Lorraine, comte d’Harcourt, descendait du frère (Charles II de LORRAINE-ELBEUF) de Cadet-la-Perle (Henri de LORRAINE-ARMAGNAC), le célèbre comte d’Harcourt, chansonné par le grand Condé dans le sixain suivant composé au moment où le vainqueur de Rocroy était conduit en prison par le prince lorrain :

Le grand comte d’Harcourt,

Si fameux dans l’histoire,

Cet homme gros et court,

Tout couronné de gloire,

Qui secourut Cazal et qui reprit Turin,

Est maintenant recors de Jules Mazarin !

Le petit neveu du recors avait acheté Acraignes à M. de Bissy et obtenu en 1718 qu’Acraignes serait débaptisé, qu’il prendrait le nom de Guise, et formerait un comté sous ce nom. On adjoignait diverses autres terres situées à Pulligny, Ceintrey, Messein, Maron, etc., pour rehausser 1’importance de cette terre titrée et substituée. Le Duc de Lorraine ne faisait pas de ducs, ce qui se conçoit aisément ; quant au Roi de France, le souvenir des Ducs de Guise ne devait pas lui être fort cher, aussi n’eut il point accordé aux Lorrains un titre rappelant de terribles rivaux. Anne d’Harcourt se contente donc de s’appeler le Prince-Comte de Guise.

Il eut trois enfants, un fils et deux filles. Le fils, qui n’était pas marié, fut trouvé mort sous sa tente d’un coup de pistolet pendant la campagne d’Italie de 1747, sans qu’on ait bien pu savoir si c’était accident ou crime. Quant aux deux filles, l’une épousa le célèbre Maréchal de Richelieu, l’autre le Duc de Bouillon. Ces deux princesses moururent fort jeunes, laissant, la Duchesse de Bouillon, une fille, qui épousa le Prince de Beauvau, plus tard Maréchal de France, et l’autre fille, la Duchesse de Richelieu, un fils, le Duc de Fronsac, et une fille, mariée au Comte Pignatelli.

Anne de Lorraine, prince de Guise, était mort en 1739. Ses filles l’avaient suivi ou précédé de près dans la tombe et la terre de Guise se trouvait, par suite de partages, indivise entre la Princesse de Beauvau et les jeunes Richelieu. Les héritiers voulurent se défaire de cette propriété ; ils la vendirent en l’étude de maître Blénod, notaire à Paris, le 19 juillet 1752, 400 mille livres de France pour prix principal et douze mille livres pour les droits (*). L’acquéreur payait comptant une portion notable du prix ; le reste était échelonné à diverses échéances.

 

(*) Ancienne terre et seigneurie d’Acraignes érigée en Comté sous le nom de Guise, haute, moyenne et basse justice, prévôté bailliagère ressortant immédiatement de la cour souveraine de Nancy …. Château très beau, avec pièces d’eau... bâtiments, jardins, potagers. Le clos du château contient 75 arpents... Les villages qui dépendent de la seigneurie sont : Colombey, Allain-aux-Bœufs, Méréville, qui a une maison seigneuriale. Ceux-là appartiennent au seigneur en haute, moyenne et basse justice ; les villages suivants où les comtes de Guise ne sont seigneurs qu'en partie, pour la haute, moyenne et basse justice, sont Maron, Pulligny, Ceintrey et Voinémont ... (Cette terre est achetée aux enfants du duc de Richelieu, le duc de Fronsac et sa sœur et à la princesse de Beauvau née Bouillon) comme héritiers des princes de Guise leur oncle et grand-père.  -Extrait de l'acte notarié (Archives de Ludres).

 

Comment M. et Mme de Ludres purent-ils se procurer les fonds nécessaires pour s’acquitter de cette lourde charge ? Voilà ce qu’il nous faut expliquer. Mon arrière-grand-mère, qui s’occupait seule de cette négociation, avait hérité d’une somme importante en écus, qui servit, en y adjoignant un emprunt, à solder ce qu’il fallait payer comptant ; quant au reste, elle avait imaginé la combinaison suivante :

L’intendant de Lorraine, M. de Chaumont de la Galaizière, pompeusement décoré du titre de chancelier par le roi Stanislas, entendait faire un établissement considérable en Lorraine pour lui et sa famille. Le Roi de Pologne lui avait donné la terre de Neuviller, érigée en Comté et décorée de tous les droits honorifiques désirables. M. de la Galaizière avait abattu l’ancien château, forteresse redoutable du duché, l’ancien manoir des barons d’Ogéviller et qui était passé par héritage au prince de Salm-Salm. Cette demeure allait devenir une des plus belles de notre province ; mais si la position du château, ses jardins, son parc, répondaient à la splendeur de l’habitation, le comté proprement dit était mesquin et composé de très peu de terres et de bois. Bayon touchait à Neuviller et le marquisat comprenait tout ce qui manquait au comté. Il n’avait pas de château, il est vrai, mais pour M. de la Galaizière, établi à. Neuviller, c’était un avantage de plus.

C’est alors que Mme de Ludres et M. de la Galaizière entrèrent en pourparlers. A l’intendant, on céderait le marquisat débaptisé ; la plupart des terres qui le composaient étaient dans le voisinage de celles qui appartenaient déjà à M. de la Galaizière. Celui-ci s’était rendu acquéreur, en outre, du dixième de la Seigneurie de Bayon ne faisant pas partie du marquisat.

Ce n’était pas chose facile d’obtenir du Parlement et du prince qu’une substitution, établie sur un domaine, fût transférée. Plus on entourait les constitutions de la sorte de lettres patentes, de jugements, de formalités, plus il était malaisé de faire déclarer tout ceci non avenu, et de reporter ailleurs le majorat. Cependant la chose n’était pas impossible, surtout avec l’assentiment du conseil de famille chargé de représenter les intérêts des appelés ou ayant-droits futurs. M. de la Galaizière n’était pas en fort bons termes avec le Parlement, mais Mme de Ludres y comptait des amis ; j’ai nommé déjà, entre autres, le Comte de Montureux.

Bref, l’accord se fit ; le roi Stanislas consentit, le conseil de famille donna un avis favorable ; restait à se concilier le Parlement. La Cour souveraine n’élevait d’objection sérieuse que sur un point : le nom donné au nouveau Marquisat. En effet, M. et Mme de Ludres prétendaient, non seulement débaptiser encore une fois Guise, mais ils voulaient lui substituer le nom de Frolois, en appuyant cette dénomination nouvelle sur des motifs qui ne laissaient pas de préoccuper les représentants de la justice royale. C’était comme descendants par les Frolois d’une branche cadette de la maison de Bourgogne et, comme tels, appartenant à la maison royale de France, que les Ludres prétendaient ériger en Marquisat leur nouvelle acquisition. Dans les lettres-patentes accordées pour l’érection du marquisat de Bayon, la Cour souveraine avait, il est vrai, relaté déjà cette revendication, mais sans faire autre chose que de la constater. Cette fois on demandait de la reconnaître valable.

M. de Toustain de Viray, procureur général, avait d’abord été chargé de l’instruction, mais il venait de mourir et il avait été remplacé par M. Thibault. Celui-ci faisait des objections. Il demanda d’abord que la généalogie de la maison de Ludres lui fût soumise avec les pièces à l’appui ; ensuite la preuve que les Ludres actuels se rattachaient en ligne directe au premier fixé en Lorraine, en 1282 ; puis la descendance de celui-ci des Frolois ; enfin la filiation des Frolois, en remontant jusqu’à Hugues Capet.

On comprend ces exigences. On ne faisait pas tant d’affaires pour constituer un comté ou un marquisat ordinaire, lorsqu’il s’agissait d’un gentilhomme, honoré de cette faveur par le Duc ; mais du moment où les Ludres prétendaient à une communauté d’origine avec le Roi de France, il fallait prendre ses précautions pour que, d’une part, on ne sanctionnât pas une évidente chimère ; pour que, de l’autre, on ne mît pas l’autorité française en éveil, et qu’un arrêt du Parlement de Paris ou du Conseil du roi ne vint pas qualifier d’une façon insultante ou déplaisante les conclusions d’un procureur général au Parlement de Lorraine.

Nous obtempérâmes à cette juste demande, et ce fut Dom Ceillier, prieur de Flavigny, qui fut chargé de mettre en ordre les titres de la famille et de dresser une généalogie scrupuleusement établie sur pièces. Ce Dom Ceillier était une lumière dans cette partie, aussi bien qu’en histoire et en théologie. Il passait pour le plus savant homme de Lorraine, sans peut-être en excepter Dom Calmet. Il avait entrepris d’écrire une histoire des auteurs sacrés qui devait remplir vingt-trois in-quarto. Il n’eut pas le temps de l’achever, mais les volumes qu’il a publiés sont un monument et on les consulte avec grand profit. Un auteur fort critique, Chevrier, qui est connu en Lorraine pour une histoire assez semblable à un pamphlet, mais qui ne manquait ni de connaissances, ni d’esprit, écrivait ceci : « Il est à souhaiter que l’ordre de Saint-Benoit, qui a produit de si grands hommes en Lorraine, soutienne la réputation qu’il s’est acquise. Je le désire, mais je dis avec douleur que je ne le prévois pas :

Le dernier des Romains est prêt à nous quitter !

Dom Ceillier mort, je ne vois plus d’homme véritablement savant chez les bénédictins de notre province. »

Dom Ceillier s’enferma dans le chartrier de Richardménil, dépouilla tous les dossiers, mit à part ceux qui importaient à la filiation, les classa et en fit l’analyse. Il composa de la sorte une généalogie que nous possédons encore. C’est un chef-d’œuvre de clarté, de bonne critique et de conscience. Ce travail m’a été fort utile pour me reconnaître dans le dédale de notre longue histoire de famille. Son travail achevé, ses pièces mises en ordre, il remit le tout, titres et analyse, au procureur général.

Celui-ci, qui avait fait des objections, toujours basées sur la crainte des conséquences d’un réquisitoire favorable à des prétentions si hautes, écrivait à Dom Ceillier : « Messieurs de Ludres appartiennent à une famille plus illustre que celle des Frolois ; pourquoi ne se contentent-ils pas de faire ériger le marquisat sous leur nom ? » Mais il se rendit à l’évidence et conclut comme nous le désirions. Stanislas, de son côté, favorisait les Ludres, et l’appui du beau-père du roi de France semblait une garantie suffisante.

Le conseil de famille était composé de : « Gaspard, comte de Sommyèvre, chevalier, mestre de camp de cavalerie, sous-lieutenant des gendarmes de la reine ; de Henri-Honoré de Lignéville, chanoine et écolâtre de l’insigne église primatiale de Lorraine ; de Louis, comte de Lignéville et du Saint-Empire, seigneur de Renbourg et de Beckendorf, en Westphalie ; de Léopold-Charles, Comte de Gourcy, seigneur de Moineville ; de François-Antoine de Gourcy, prêtre et chanoine de la même église primatiale ; de Jean-Baptiste-François, marquis de Lenoncourt et de Blainville ; de Claude-Gustave-Chrestien, marquis des Salles, maréchal des camps et armées du Roi, chambellan du Roi de Pologne, son lieutenant en la province de Barrois ; et de Joseph, marquis de Raigecourt de Gournay, chambellan de leurs majestés impériales, tous parents. »

Ce conseil ne pouvait hésiter à autoriser la translation. Il fait observer que l’échange est des plus avantageux au substitué : « D’abord, dans la différence des produits de la terre de Bayon et du comté de Guise, il conste qu’il y aura pour le présent plus de huit mille livres de rente de bénéfice... De plus l’habitation qui se trouve à Guise est un objet qui mérite d’autant plus d’attention qu’il n’y a aucun logement à Bayon et qu’il convient néanmoins qu’un possesseur de terre puisse l’habiter quand il le juge à propos... Qu’il ne pourrait l'avoir à Bayon sans une dépense immense, au lieu qu’à Guise on jouit d’un château très vaste et très orné, qui faisait, il y a peu, le séjour d’un prince de la maison de Lorraine, avec des jardins en état et d’une étendue très considérable... Que, dans la substitution projetée, il faut une dépense de cent mille livres pour se loger à Bayon, comme le seront à Guise les possesseurs de la substitution … Que le chef-lieu du marquisat de Bayon est à cinq lieues de Nancy, les bois étant en partie dans la Vôge, au lieu que Guise n'est qu’à trois lieues de la capitale avec trois mille cent quatre-vingts arpents de bois qui l’environnent, etc. » Ils ajoutent que l’avantage est même si considérable qu’il faut donner une compensation aux cadets, compensation qu’ils fixent à deux mille livres de rente viagère pour chacun d’eux, dont ils jouiront après la mort de leur mère qui, elle, prélève quatre mille francs pour son douaire.

Cette délibération faite et cette déclaration obtenue restait l’arrêt de 1a cour souveraine sur la requête et les conclusions du procureur général. Ces conclusions sont fort intéressantes pour nous ; j’en donne une partie en note, mais ne voulant pas trop fatiguer le lecteur, fut-il même de ma famille, j’insère seulement dans le texte deux passages : l’un, où le procureur général conclut que les preuves de la descendance sont faites et parfaites ; et l’autre, où il prend ses précautions à l’égard du roi de France et de ses droits :

 

« Cette chaîne d’ancêtres, qui tous ont porté les armes de Bourgogne ou de Frolois, forme un ensemble et un corps d’ancienneté et d’illustration à commencer par le treizième aïeul et les suivants, tous qualifiés, tantôt Ecuyers, tantôt Chevaliers, tantôt Monseigneurs, qui » ne permet pas de révoquer en doute l’origine que les armoiries annoncent d’elles-mêmes et que nos historiens attribuent depuis deux siècles à la maison de Ludres. A l’égard de la descendance d’une princesse de la maison de Lorraine, la preuve en est certaine dans le mariage de Ferri II de Ludres avec Marguerite de la Salvaisière, fille de Mathieu, arrière-petite-fille de Mathieu Ier, duc de Lorraine.... Les Ludres ... descendants des ducs de Bourgogne par les Frolois, ayant contracté un mariage avec une princesse de Lorraine dont les suppliants sont issus, se voient alliés de toutes les maisons de l’Europe, etc. »

 

Voici le second passage, où le procureur général prend ses précautions contre un arrêt possible du conseil du roi :

 

« Après le détail dans lequel nous sommes entré avec l’impartialité qui doit être la règle de tout magistrat s'il restait encore l’ombre d’un doute sur l’origine et l’illustration de la maison de Ludres, à cause des droits qui en pourraient résulter dans les siècles à venir sur les possessions de nos rois, ce que nous regardons comme une vraie chimère, il suffirait, en enregistrant la dite patente, d’ajouter : sauf les droits du roi et d’autrui ; mais persuadé, en particulier, que rien ne fait obstacle à la demande d’un enregistrement pur et simple, nous croyons, pour ne rien affaiblir de l’origine de la maison de Ludres, devoir déclarer, à l’exemple de feu M. de Viray, procureur général en la Cour, que nous n’avons aucun moyen d’empêcher le dit enregistrement. Signé : Thibault (*). »

 

 

(*) Voici, in extenso, la fin des conclusions du procureur général :

 

« Tel est le propre des princes de maisons souveraines que, sans diminution de la splendeur de leur nom, ils en répandent de temps en temps quelques rayons dans les grandes maisons du chef de la leur ; tels les Beauvau, par Isabelle reconnue huitième aïeule de Louis XV par sa Majesté très-chrétienne elle-même, appartiennent à presque toutes les têtes couronnées de l’Europe, sans qu'on leur envie cette gloire qu’ils ont soutenue par leurs hauts faits dans tous les âges et qu’ils ont communiquée à la maison de Ludres par le mariage de Marie-Magdeleine-Jeanne de Ludres avec Joseph-Louis de Beauvau ; tels les Ludres eux-mêmes, descendants des ducs de Bourgogne par les Frolois, ayant contracté un mariage avec une princesse de la maison de Lorraine, dont les suppliants sont issus, se voient alliés de toutes les maisons souveraines régnantes de l’Europe, comme d’après Richier, l’abbé Hugo, Dom Calmet, et le Père Leslie, dans son abrégé de l’Histoire de Lorraine qui l’approuva, le rapportent.

Au surplus, lorsqu’un nom se perd dans l’obscurité des siècles, » la difficulté de remonter jusqu’à son origine, loin d’en affaiblir, ne sert qu’a en augmenter la grandeur, alors même que les apparences fondées sur une tradition immémoriale écrite et sur les armoiries, doivent tenir lieu de toute preuve.

On connaît en Bourgogne, suivant les historiens du duché, trois maisons descendantes des cadets des anciens souverains : Frolois, Châteauvillain et Montaigu.

De ces trois maisons, les deux dernières seulement y subsistent, et la première s'est établie en Lorraine avec les mêmes armes que celles-là. Cet argument vient à l’appui des autres preuves préalléguées :

L’identité de leurs armes avec l’engrelure à l’écu, n'est pas une circonstance qu'on pourrait traiter d’adminicules entre deux gentilshommes particuliers qui, sur ce fondement seul, prétendraient être de la même maison. Les armes des souverains n’appartiennent qu’à leur maison et aucun ne souffrirait qu'un particulier se les appropriât dans quelque souveraineté que ce fût.

Si quelques-uns trouvaient qu’avec un nom tel que celui de Frolois, et des armes telles que celles de Bourgogne, il est étrange que Ferri I eut eu la modestie de ne prendre que le titre d’écuyer et de changer son nom en celui de Ludres, il ne serait pas difficile de les détromper.

Autrefois, les frères mêmes des souverains ne prenaient que le titre d’écuyer ; celui de chevalier n’était qu’accidentel, et lorsqu’on se faisait armer dans une cérémonie sagement abolie de nos jours.

L’Histoire de Lorraine, par Dom Calmet (page 250, tome 5), rappelant une vente faite par un frère du Comte de Bourgogne à un Duc de Lorraine : « Je, Jean de Bourgogne, écuyer, fais sçavoir à tous, que j’ay vendu et acquitté à toujourmais, à mon cher Seigneur et noble homme, Ferry, duc de Lorraine et marchis. »

Une remarque bien singulière, c’est que ce titre est du règne de Ferry III, Duc de Lorraine, le même sous lequel Ferry I de Frolois, nommé Farenois ou Fareneis, qualifié d’écuyer, vint s'établir dans ses États, ce qui pouvait faire présumer qu’il fut médiateur de ce contrat entre son parent et le duc, dont il était homme lige, avant tous autres.

Le titre de chevalier, d’ailleurs, est pris aussi par les premiers Frolois de Ludres, indifféremment avec celui d’écuyer, comme on peut s’en convaincre dans les titres produits.

Quant à la préférence donnée au nom de Ludres, tel était alors l'usage ; les fils mêmes des souverains prenaient le nom de leur apanage, tels les du Châtelet, les Thibaud de Preny, les sires de Coussey, de Charmes, de Fontenois, de Bitche, de Fleuranges, d’Amance, de Bayon, de Gerbéviller, étaient des princes de la maison de Lorraine. Notre histoire fourmille aussi de noms de grandes maisons du pays, qui les ont changés avec des possessions différentes. Rosières est Lignéville, Nancy est Lenoncourt. Quantité d‘autres ont préféré le nom de leurs terres à leur ancien nom.

Après le détail dans lequel nous sommes entrés avec l’impartialité qui doit être la règle de tout magistrat, nous croyons devoir observer encore que la patente d’érection de Guise en Marquisat de Frolois ayant été enregistrée purement et simplement en Cour souveraine, s’il restait l'ombre de doute sur l’origine et les illustrations de la maison de Ludres à cause des droits qui en pourraient résulter, dans les siècles à venir, sur les possessions de nos rois, ce que nous regardons comme une vraie chimère, il suffirait, en enregistrant la dite patente, d’ajouter : sauf les droits du Roi et d'autrui ; mais, persuadé en particulier que rien ne fait obstacle à la demande d'un enregistrement pur et simple, nous croyons, pour ne rien affaiblir de l'origine de la maison de Ludres, devoir déclarer, à l’exemple de feu M. de Viray, procureur général en la Cour, que nous n’avons moyen d’empêcher le dit enregistrement.

Signé : THIBAULT. »

 

Viennent ensuite, à la date du 20 mars 1757, les lettres-patentes de Stanislas avec ce titre :

« Lettres patentes portant translation de 1a substitution du Marquisat de Bayon sur le Comté de Guise et érection du Comté de Guise en Marquisat de Frolois, en faveur de la maison de Ludres. »

La Cour rendit un arrêt conforme aux conclusions et encore plus formel que celles-ci sur la question d’origine. On y lit :

« Les illustrations de la maison de Ludres peuvent encore y concourir (aux motifs qui justifient la translation) de même que pour le changement de dénomination de Guise en celle de Frolois, qui fut le nom d’un cadet et de l’un des anciens ducs de Bourgogne,  duquel la maison de Ludres tire son origine, et qu’il prit à cause de la terre du même nom, de laquelle il jouissait à titre d’apanage ; que ce fait est établi par l’Histoire de Mâcon, de Pierre de Saint-Julien, et dans la Science des Armoiries de Palliot, et se trouve encore justifié par des monuments de Bourgogne, que la branche de Frolois était effectivement la cadette de la maison régnante en ce Duché ; que Miles de Frolois, un des descendants du premier de ce nom, jouissait de la terre de Frolois en 1256 ... Que Ferri de Frolois, un des fils cadets de Miles, vint s’établir en Lorraine dans le XIIIe siècle : sa naissance et ses biens l’y firent épouser Céline d’Amance, princesse de la maison de Lorraine, par Renaut, comte d’Amance, son père, qui était fils du Duc Mathieu II ; qu’ils achetèrent ensemble, en 1282, la terre de Ludres dont ils prirent le nom qu’ils réunirent à celui de Frolois, et acquêtèrent d’autres biens plus considérables... Que toute la descendance, jusqu’au suppliant, est également prouvée, sans aucun vide, tant par des traités de mariage en bonne forme que par d’autres actes authentiques... Que chacun a eu des illustrations particulières, soit par des commissions dont les souverains ont honoré les sujets de cette maison, soit par des alliances aussi distinguées qu’avantageuses... En conséquence, nous avons créé, érigé, illustré, élevé et décoré, nous créons, érigeons, élevons, illustrons et décorons par ces mêmes présentes en titre, dignité et prééminence de marquisat, sous la qualification de Frolois, dont le lieu, ci-devant appelé Guise, portera désormais le nom et sera le chef-lieu dudit marquisat de Frolois pour, par ledit sieur Charles-Louis, comte de Ludres, et ses enfants mâles qui lui sont substitués et en seront possesseurs, en jouir et user dudit nom ... et qualifiés tant en jugement que dehors, etc., etc... »

Ces énumérations sont flatteuses, mais bien fatigantes à relater et à lire ; c’était le style des documents officiels, et aujourd’hui encore les actes notariés renferment bien des superfétations semblables.

Catherine de Ludres, agissant au nom de son mari, avait donc réussi dans son important projet. M. de la Galaizière payait un bon prix les portions du marquisat de Bayon qui étaient à sa convenance et qui devenaient libres ainsi. Les autres terres, que mon arrière-grand-mère voulait conserver pour ses héritiers, sans distinction d'aînés ou de cadets, étaient la seigneurie de Messein et le fief de Caboche, tous deux avoisinant et complétant la terre de Ludres. En outre, une grande forêt, dans les Vosges, près de Bruyères, qui se nommait Mortagne, semblait destinée à un avenir avantageux ; on la garda. L’hôtel de Nancy restait substitué avec le marquisat de Frolois. La vente des terres de Bayon n’avait pas suffi à payer l’acquisition de Guise, on dut emprunter la somme nécessaire pour désintéresser les anciens propriétaires.

Ce beau château de Frolois, les quatre cents hectares de bois qui y touchaient, les grandes et bonnes fermes, les écarts mêmes à une distance rapprochée, tout cela constituait un majorat presqu’unique en Lorraine ; il le fallait bien, puisqu’un prince de la maison souveraine l’avait créé pour constituer son apanage. Nos terres principales se joignaient de la sorte ; c’était un dicton de ce coin du pays, que le marquis de Frolois pouvait se rendre de son château à Nancy sans sortir de ses terres. En effet, les fermes et les bois de Frolois et de Méréville s’étendaient jusqu’à la Moselle ; la rivière traversée en bac, on se retrouvait sur les terres de Richardménil, de Ludres, sur la cense de Frocourt. A droite ou à gauche, le seigneur de Frolois pouvait considérer les champs cultivés par ses fermiers. Cela n’allait pas, il est vrai, jusqu’à Nancy même ; à la Malgrange, la maison de campagne du roi Stanislas, située à quatre kilomètres de la capitale, le Marquis de Carabas redevenait un simple voyageur, mais il avait parcouru près de cinq lieues sur ses domaines.

Quant au rapport du marquisat, il nous suffira de dire qu’il était d’une trentaine de mille francs barrois. La marquise avait donc fait une fort bonne affaire, en même temps qu’elle avait décoré sa maison d’un titre brillant et obtenu du roi de Pologne et du Parlement la reconnaissance officielle de l’origine capétienne des Frolois.

Autant que je puis me souvenir des récits de mon père, je crois qu’il y eut, dans la haute noblesse de Lorraine, quelques mécontents qui murmurèrent contre cet accroissement d’éclat de l’un de ses membres. Marquis de Frolois, c’était fort convenable, puisque toutes les maisons chevaleresques prenaient un titre semblable, avec ou sans majorat. Cela ne tirait pas à conséquence ; mais la descendance des Ducs de Bourgogne, ainsi attestée par un jugement de la cour souveraine, agaçait certains égaux. Cependant, les grandes familles de Lorraine avaient toutes les mêmes prétentions ou les mêmes chimères. Les du Hautoy ne voulaient pas du couvreur qui avait sauvé le Duc Ferri III et se réclamaient de la maison de Luxembourg ; même prétention, et plus fondée, chez les Lutzelbourg ; les Beauvau descendaient de la maison de Plantagenet ; les du Châtelet étaient, disaient-ils, une branche cadette de la maison de Lorraine ; les Briey se rattachaient à l’impératrice Mathilde ; les Grands Chevaux affirmaient qu’on n’était chevalier qu’en vertu de leur alliance. Tous se reconnaissaient égaux et ils l’étaient, en effet, mais chacun entendait l’égalité de la façon définie par un humoriste : être le supérieur de ses égaux, et l’égal de ses supérieurs. Si quelques envieux ne furent pas satisfaits, du moins les amis et les parents se réjouirent avec nous de l’heureuse terminaison de cette laborieuse affaire.

Le Marquis et la Marquise de Frolois voulurent transmettre à leurs descendants les documents relatifs à cette translation. Ils firent donc imprimer une belle plaquette à Nancy. Elle contient la délibération du conseil de famille, les conclusions du procureur général, l’arrêt de la cour souveraine, ceux des chambres des comptes de Lorraine et de Bar. C’était à la fois produire une généalogie attestée par les plus hautes autorités judiciaires de la province, relater l’érection du marquisat et justifier à 1’égard des cadets de l’équité de la substitution. On mit en tête de l’ouvrage une fort belle gravure de Collin (C’est cette gravure qui est reproduite comme frontispice du présent ouvrage.) qui représentait l’écusson des Frolois-Ludres entouré de tous ceux de leurs ascendantes en ligne directe. Cette plaquette, assez recherchée, passe quelquefois dans les ventes. C’est tout ce qui reste aujourd’hui du marquisat.

Gaston Alexandre Louis Théodore de LUDRES (1830–1897)